The Menu : un film superbe pour une parabole saisissante
De quoi s’agit-il ? Des convives triés sur le volet, snobs au-delà des mots, et capables de payer 1500 $ pour une expérience gustative qu’on leur promet unique (et elle le sera), abordent au soir dans l’île où est bâti le restaurant du Chef. Critiques culinaires qui se croient compétents, acteur de films Z pour sous-développés, petit jeune homme fringant avide de montrer ses compétences, toute une faune qui est la mousse d’une société à bout de souffle : si j’ai un jour vu un film sur la décadence, c’est bien celui-là. L’île, de toute éternité, est le lieu d’enfermement où peuvent se passer des choses horribles — se rappeler celle du Docteur Moreau, ou celle du Comte Zaroff. Ajoutez que l’action se passe en quelques heures, et traite d’un sujet unique : Sophocle n’aurait pas désavoué une telle dramaturgie. Et évidemment, ça ne peut que finir mal.
Le repas est ce que vous aurait concocté Ferran Adrià à El Bulli, la panacée catalane, ou Rasmus Kofoed à Geranium, la gargote de Copenhague où s’extasie le Michelin (une étoile chasse l’autre, c’était précédemment René Redzepi, autre Danois officiant au Noma, qui détenait le pompon mondial). Cuisine moléculaire, usage inconsidéré de l’azote liquide, raffinements extrêmes censés susciter l’extase des palais blasés. Julian Slowik, le Chef du Hawthorne, est apparemment de la même étoffe.
L’Effet Hawthorne
Précisons que le nom du restaurant, Hawthorne, n’est pas choisi au hasard. L’Effet Hawthorne décrit « la situation dans laquelle les résultats d’une expérience ne sont pas dus aux facteurs expérimentaux, mais au fait que les sujets ont conscience de participer à une expérience dans laquelle ils sont testés ce qui se traduit généralement par une plus grande motivation ».
Mais je n’exclus pas qu’il y ait en même temps une référence à Nathaniel Hawthorne, l’auteur de La Lettre écarlate, l’une des plus virulentes dénonciations du puritanisme américain.

Parce qu’il y a, dans la violence sourde du film, l’écho d’une indignation : Qu’avez-vous fait de la cuisine que je vous avais apprise ? demande Dieu / Ralph Fiennes, qui claque dans ses mains avec un effet performatif digne de la Genèse. Ce n’est pas « que la lumière soit » mais « que le service suivant arrive ».
Et il arrive, il arrive…
Fiennes / Slowik est tellement le Créateur Omniscient qu’il a fait graver au laser, sur les fajitas censés envelopper des tacos new style, les secrets cachés de ces gens si bien habillés, si propres sur eux, et si noirs de péchés compliqués. À partir de là, l’extase surjouée de ces gastronomes pourrissants se changera en malaise, puis en terreur.
Le grand cuisinier n’est pas un abstracteur de quintessence, mais quelqu’un qui vous nourrit, qui vous fait chanter l’estomac et l’esprit, et dont l’ingrédient central n’est pas le poivre sansho ou le safran iranien, mais l’amour — comme l’explique la prostituée, la seule à conserver un peu de bon sens dans cette furia palatale.
Et comme le fait remarquer le Chef in fine, le snobisme, la recherche de la sensation ultime pour palais blasés, a amené une subversion de la libido sentiendi — le désir de goûter — en libido dominandi, la certitude qu’en participant à telle expérience culinaire ultime, on appartient de facto au clan des puissants et des heureux de ce monde. Ah oui ? On va vous faire voir…
Ce film brûle (c’est le cas de le dire) à la manière de la glace : sous la perfection technique rampe une morale sanglante. Le pâle et rare sourire qui flotte sur les lèvres émaciées de Ralph Fiennes laisse planer une menace aimable, qui se concrétisera peu à peu, favorisée par une construction qui fait semblant d’être linéaire — les « services » d’un dîner inouï — et qui est en fait spiralaire, chaque étape marquant une progression vers l’horreur de la Révélation et de l’Apocalypse. Parallèlement, les sourires convenus des convives s’effacent peu à peu, les aimables propos pleins de clichés gastronomiques se muent en cris désespérés, et comme dans les Evangiles, seule la prostituée sera sauvée. Les autres — et avec eux le cuisinier qu’ils ont entraîné dans des recherches stériles et déshonorantes — sera livré aux flammes, Dieu lui-même se consumera dans les flammes de l’enfer qu’ont concocté les hommes.
Plus qu’un film politique, c’est un film métaphysique. Une fable exemplaire sur le bonheur de vivre à travers le bonheur de manger. Quand, à la fin, Ana Taylor-Joy (vue dans The Witch, et dans The Northman, dont j’ai chanté les louanges l’année dernière et qui est sublime ici, avec sa bouche peinte d’écureuil carnivore, moulée dans une robe sublime qui interdit le port de toute lingerie, même évanescente) mord dans un cheeseburger, on est content pour elle et surtout pour nous : il reste peut-être un espoir d’être sauvés, pendant que l’univers pourri de la Sodome culinaire s’abîme dans les flammes.