Les Japonais ne mangent pas de sushis

Le Japon, dit Barthes, est « l’empire des signes ». La nourriture est un élément majeur de cet empire : ce qui fait signe dans un plat est au-delà de la gourmandise ou de la gastronomie. À lire le Restaurant de l’amour retrouvé ou l’Ode au chou sauté, on se dit qu’un Japonais qui voit un Occidental s’empiffrer de sushis à Paris ou New York doit penser de nous ce que nous pensons d’un amateur de McDo : des barbares !

Ito Ogawa raconte comment après un chagrin d’amour une jeune femme mutique ouvre un restaurant et cuisine du bonheur — enquêtant sur ses convives pour leur élaborer un menu à leur convenance intime. Elle redonne vie et espoir à un lapin anorexique, « enfoncé dans sa solitude et désespéré », « aussi mou qu’un mochi », en lui proposant des biscuits dont la farine a été saupoudrée de fleurs de lavande séchées. Et elle-même retrouve goût à la vie en mangeant des onigiri (boules de riz farcies — l’équivalent japonais des arancini siciliens) « fourrés d’une copieuse portion d’œufs de colin d’Alaska grillés ».

Un livre :
l’Ode au chou sauté

Dans l’Ode au chou sauté, trois sexagénaires ouvrent une cantine où chaque jour elles cuisinent un plat différent à mettre au centre des bentos de leur clientèle. Il reflète leur état d’âme de femmes qui n’ont pas renoncé à l’amour : palourdes frites parce que c’est le printemps et que tout est encore possible, même si c’est le plat que mangeait Kôko, la patronne, le jour où Shiroyama l’a quittée… Ou des bourgeons de pétasites. 

livre l'ode au chou sauté

C’est le même raisonnement que tient le patron laconique de la Cantine de minuit, cette série dessinée par Yaro Abe — déjà neuf volumes parus. On y retrouve les pétasites dans un kyarabuki manifestement délicieux, et on a vraiment envie de goûter l’udon froid à la sauce au sésame ou du katsu curry — du porc pané.  À propos de curry japonais, offrez-vous le délicieux petit opus, à massicoter soi-même, sur le curry japonais édité par les Editions de l’Epure. Vous y apprendrez comment cuisiner au curry des cocos de Paimpol

Dans tous ces livres, il n’est pour ainsi dire jamais question de sushis. Tout comme dans la Langue et le couteau, il n’est jamais question de nems : la cuisine sino-coréenne réelle n’est pas celle que vous proposent les gargotes parées de chinoiseries kitsch. Ce qui se standardise n’est pas signe. Voir le Système de la mode de Barthes : non seulement « être à la mode » c’est être immédiatement démodé, mais c’est surtout — péché mortel — être commun : le « commun », disent les Fragments d’un discours amoureux, est le péché mortel du jaloux, dont le sentiment particulier s’abîme dans une colère ou une dépossession partagées par des millions d’imbéciles possessifs et dépossédés.

Le restaurateur n’a pas la tâche facile. Il hésite entre une carte large, où chacun trouvera, pense-t-il, un plat selon son humeur, et une carte courte, gage de produits frais. Le restaurateur devrait dans l’idéal vous regarder, vous analyser, et vous concocter les harmoniques en écho à votre état d’esprit. 

L’héroïne d’Ito Ogawa improvise ainsi pour un ami cher un curry à la grenade, et imagine, pour une femme en grand deuil, un menu qui « traduise l’éventail des émotions, avec des plats très sucrés ou très épicés » : carpaccio d’huîtres et d’amadai (une sorte de rouget du Pacifique), Samgyetang (soupe à base de ginseng) de poulet au shôshû (un alcool fort à base de riz, d’orge ou de patate douce), risotto de riz nouveau à la poutargue, selle d’agneau aux champignons rôtis sautés à l’ail, et sorbet de yuzu, ce petit agrume oriental, mixte de citron et de mandarine sauvage et bourré de pépins. Pour réveiller les sens.

Quant au riz nouveau, il se confond, pour nos trois sexagénaires, avec le beau livreur qui le leur amène, et dont le charme ressuscite leurs désirs défunts.

Oui, les restaurateurs devraient être plus psychologues, et se rappeler qu’un plat de spaghettis, partagé par la Belle et le Clochard, est un chemin vers un éternel amour de trois semaines. « Et toi, qu’est-ce que tu prends ? » « La même chose que toi, mon amour. » « Garçon, un aïoli pour deux ! »

Jean-Paul Brighelli
Critique Culinaire Marseillais
Recommandations
Le Restaurant de l’amour retrouvé
la Cantine
de minuit
le Curry japonais, dix façons de le préparer
l’Ode au
chou sauté
la Langue et le couteau
l’Empire des signes

2 réflexions sur “Les Japonais ne mangent pas de sushis”

  1. Baud-Berthier Gilles

    Egalement savoureux, au format poche, « Un sandwich à Ginza » d’une écrivain, Yôko Hiramatsu, qui se révèle une serial-gastronome, capable de faire de longs déplacements juste pour essayer un plat tout simple mais réputé. L’extrait ci-dessous, pris au hasard, est représentatif du goût de l’auteur pour les couleurs, les ambiances (le temps qu’il fait est souvent évoqué au détour d’un paragraphe), des digressions en lien avec le plat qu’elle mange, etc. La lecture met l’eau à la bouche même quand on ne connaît pas les ingrédients cités, même quand l’auteur traite des cantines d’entreprises, de la cuisine bouddhique servie dans un temple et autres aventures gustatives. Illustré de dessins noir et blanc de Jirô Taniguchi lui-même ! (Un sandwich à Ginza, Hiramatsu Yôko, Picquier poche, 2021, 8.50€)

    « L’omu-rice tampopo, pour sa part, est un véritable spectacle d’entrée de jeu : une omelette normale juchée sur un monticule de riz au ketchup agrémenté de poulet, d’oignons, de champignons et de petits pois. La surface de l’omelette palpite et oscille tant et plus. Et quand on l’entaille du bout de la cuillère… le contenu baveux se répand. Il faut inciser l’omelette sur toute sa longueur, sans pitié, pour la déplier. Serais-je un seigneur sanguinaire en train d’abuser d’une fraîche jeune fille ? Alors que l’omelette dévoile son sein, je réalise que je fais fausse route : une mer de jaune d’oeuf baveux se répand, engloutissant le riz au ketchup, et c’est à perte de vue une marée jaune, d’où surgit un univers féérique pareil à un champ de fleurs. […] L’omu-rice tampopo est arrivé au menu à l’occasion d’une collaboration pour le tournage de Tampopo, le deuxième film réalisé par Itami Jûzô. »

  2. Et tout récemment, Le Goûter du Lion, de la même Ito Ogawa… à manger en lisant beaucoup de chocolat pour ne pas pleurer…

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Né à Marseille, j’y ai passé une grande partie de ma vie. Je connais l’essentiel des bonnes tables de Marseille et de sa région. Cinquante ans de vadrouilles culinaires me permettent aujourd’hui d’avoir un regard d’ensemble sur ce qui se fait ici de meilleur et de pire. Sans concessions aux modes ni aux réputations locales, trop souvent usurpées. Amis gastronomes, ce site est le vôtre !

Jean-Paul Brighelli
Critique Culinaire Marseillais

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