Le Miramar
La bouillabaisse est le plat emblématique de Marseille qu’Astérix ramène de la cité phocéenne lors de son tour de Gaule — en 1965. Mais combien de Marseillais ont effectivement goûté à ce plat ? Bien peu — il faut avoir les moyens de s’offrir un met autrefois populaire et désormais passé dans la catégorie « luxe ». Et se rappeler que dans l’argot local, une « bouillabaisse » est un méli-mélo d’affaires pas nettes et de coups fourrés…
Mise en bouche : petit détour inattendu par la littérature. La bouillabaisse, ce sont encore les Anglais qui en parlent le mieux : Bond said, « Now tell me, is the bouillabaisse chez Guido always as good? »
« It is passable, » said Marius. « But this is a dish that is dead, gone. There is no more true bouillabaisse, because there is no more fish in the Mediterranean. For the bouillabaisse, you must have the rascasse, the tender flesh of the scorpion fish. Today they just use hunks of morue. The saffron and the garlic, they are always the same. But you could eat pieces of a woman soaked in those and it would be good… »
Traduction pour ceux qui ne parlent pas la langue d’Elisabeth II : « Dites-moi, lança Bond, la bouillabaisse chez Guido est-elle toujours bonne ? » « Elle est passable », répondit Marius. « Mais c’est un plat mort ! Il n’y a plus de vraie bouillabaisse, parce qu’il n’y a plus de poissons en Méditerranée. Pour faire une bouillabaisse, il vous faut de la rascasse, la chair tendre de ce poisson-scorpion. Aujourd’hui, ils vous y mettent des morceaux de morue ! Le safran et l’ail sont toujours au rendez-vous — mais avec ça vous pourriez manger de la femme et ça resterait bon… »
… écrit Ian Fleming dans Au service secret de Sa Majesté, paru en anglais en 1963 — et bien sûr nous n’assumons pas les propos cannibales et misogynes attribués ici à un chauffeur de taxi marseillais. Le père de James Bond est passé par Marseille dans le cadre de son travail de renseignement pendant la Seconde guerre mondiale. Vous avez bien lu : « There is no more fish in the Mediterranean ». En 1963, il n’y avait donc déjà plus de poissons convenables en Méditerranée.
Guido était un restaurant couru situé rue de la Paix, au cœur de l’îlot Thiars. Il a été remplacé par d’abominables gargotes que je n’évoquerais sous aucun prétexte. Reste à savoir où déguster aujourd’hui un plat devenu chic — et hors de prix. Où James Bond irait-il aujourd‘hui manger une bouillabaisse — mot intraduisible, vous l’aurez remarqué…
Ma grand-mère, qui m’a tout appris en cuisine, se lançait une à deux fois par an dans une bouillabaisse à laquelle elle conviait la famille proche. Je dis « se lançait », parce que c’est une opération de longue haleine, qui commence la veille en réservant chez son poissonnier (et il ne reste plus beaucoup de vrais poissonniers à Marseille, les échoppes de plein vent sur le port sont un piège à touristes à 98%, d’autant que les poissons exposés sont régulièrement arrosés avec l’eau du port, dont le gasoil contribue à leur maintenir l’œil vif) les poissons adéquats, puis en faisant d’abord une soupe de poisson dans laquelle sont pochés, selon un minutage compliqué (sinon le goût spécifique de chacun se perd dans le safran, qui emporte tout et permettrait effectivement, comme dit Fleming, de « manger de la femme », les divers poissons servis quelques minutes plus tard sur la table — accompagnés de pommes de terre safranées cuites dans le jus de cuisson et des inévitables croûtons aillés (je préfère les ailler moi-même, cela fait partie du rituel), rouille et fromage râpé. Rien que la soupe est un travail d’orfèvre et de forçat — faire bouillir les petits poissons de roche, girelles et vieilles, les passer à la moulinette, ne mettre le safran qu’à la fin ; une vraie soupe de poisson est à tonalité verte, et pas rouge, ni brique. Les poissons qui constituent la bouillabaisse peuvent varier (c’est même le gage qu’ils ne sortent pas d’un frigo où les saint-pierre se sont gelé les branchies). Mais dans tous les cas, rascasse (ou chapon), rouget barbet ou à défaut le grondin (ici on dit la galinette), vive et saint-pierre doivent être au rendez-vous. Le fielas (le congre) n’est qu’un élément parmi d’autres : dans la soupe il sert à épaissir le potage, dans le plat il est le seul qui supporte une cuisson un peu plus longue, parce que la chair des poissons de roche est d’une infinie délicatesse. Rien ne se cuit en plus de trois-quatre minutes, sauf le congre.
Quant à l’idée d’y ajouter une langouste (de Cuba, en général) ou un homard canadien surgelé, elle ne pouvait germer que dans le crâne des cuisiniers à gogos et bobos. La bouillabaisse était jadis un plat de pauvres, issus des poissons invendables parce que le filet les avait abîmés (comme pour la marmite dieppoise), et des petits poissons de roche que les gamins avaient attrapés dans les rochers à la palangrotte.
On trouve de tout
à Marseille
On trouve de tout à Marseille en fait de bouillabaisse. Le meilleur et le pire. Le meilleur est très cher — mais ce n’est pas un critère absolu, comme nous allons le voir. Vous pouvez en revanche être sûrs que le bon marché est infréquentable. Il ressort du principe énoncé que dans leur immense majorité les Marseillais n’ont jamais goûté vraiment de bouillabaisse — dans une ville où moins d’un adulte sur deux est assujetti à l’impôt, à quoi s’attendre d’autre ?

Le (bon) poisson étant encore plus rare aujourd’hui qu’en 1963, il faut, pour déguster une bonne bouillabaisse, y mettre le prix. Lorsque la Daurade, rue Fortia, vous en propose une à 36 €, la qualité ne peut pas être au rendez-vous. Pour ne rien dire du 13 (13, Quai de Rive- Neuve), qui l’offre à 28€.
D’autant que vous avez Chez Loury, à deux pas, rue Fortia, qui pour 52€ vous sert une assiette convenable — mais sans plus. Pas sûr que Bond aurait consenti à en sortir « stinking of garlic and, perhaps, just a little bit drunk » — c’est à la fin du même chapitre.
Soyons sérieux : pour avoir une vraie bouillabaisse, il faut passer de l’autre côté du port.
La meilleure — en tout cas, ma préférée — dans le genre classique se trouvera au Miramar, où le chef Christian Buffa vous concoctera un plat plein de vrais poissons — à 75€ par personne quand même. Mais à moins, vous n’avez rien. Chez Michel, 6 rue des Catalans, qui est au même niveau, fait dans les mêmes prix (78€) : je regretterai toute ma vie la disparition du Calypso, maison-sœur de Michel, qui avait le tort de surplomber la plage des Catalans et d’entraver l’opération immobilière lancée depuis deux ans pour le plus grand bien des Marseillais, bien sûr, et des amis promoteurs de l’un ou l’autre des archontes de la mairie.
Trois cents mètres plus loin au creux du Vallon des Auffes, Fonfon se survit, et propose encore (pour 55€) une bouillabaisse honorable. A cinquante mètres, l’Epuisette sert de la vraie qualité, mais les poissons ont sans doute été pêchés à l’arbalète, la même qui vous envoie une addition à 110€.
L’arnaque, c’est le Rhul, à la sortie du pont de la Fausse-Monnaie, au 269 de la Corniche. Le cadre est splendide, vous dînez en regardant les îles du Frioul et la Pointe-Rouge au fond, mais ce qu’ils m’ont servi là récemment (pour 61€) était proprement immonde. Vous avez la version augmentée, avec un homard pêché… ailleurs, pour 11€ de plus : passez votre chemin.
À moins que vous ne vouliez vous lancer dans les opérations moléculaires hors de prix, inutile de dépenser vos sous chez Passedat (le Petit Nice, 17, rue des Braves — juste en dessous d’Endoume) : vous sortirez affamés et ruinés (270€, quand même). En revanche, Une table au sud et son chef Ludovic Turac vous proposent (mais pour 110€, une paille !) une re-création du concept de bouille-abaisse servie en quatre étapes — la rythmique du cérémonial permet de ne plus avoir faim en sortant, même si les portions, a priori, paraissent congrues au dîneur affamé.
D’autant qu’il faut boire, avec la bouillabaisse. Et les blancs de Cassis, qui se marient fort bien avec le poisson, ne sont pas donnés : un Fontcreuse blanc vendu 24€ au domaine fait une fois au moins la culbute dès qu’il entre sur la carte d’un restaurant.
Bien sûr, si vous passez par ici, vous pouvez toujours me quémander la bouillabaisse qui vous ferait envie… Mais à l’impossible nul n’est tenu : There is no more fish in the Mediterranean !
Le Miramar
- 12 Quai du Port, 13002, Marseille
- 04 91 91 41 09 — réserver de préférence
- lemiramar.fr
- La bouillabaisse est à 75€ par personne — ce qui, accompagné d’un joli blanc de Cassis, finit par chiffrer.
1 réflexion sur “Bouillabaisses marseillaises”
Sous un beau soleil d’hiver, j’ai déjeuné chez Michel. La soupe, plus orangée que verte, était pourtant très bonne. C’était copieux, rustique (je n’ai rien contre), la cuisson des poissons, un peu à la va-comme-je-te-pousse; la rouille plutôt insipide (ail et piment peu présents) . En tout cas, Michel fait l’impasse sur le fromage râpé. Est-ce un impératif? Y a-t-il un fromage officiel associé à la bouillabaisse? On dira que Michel est généreux mais pas soigneux. J’en suis sortie de très bonne humeur. La bouillabaisse est un plat qui rend joyeux. Dès que je reviens à Marseille, j’irai au Miramar pour découvrir la correction de l’exercice.